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Les compositeurs italiens à Paris (2ème partie)



VINCENZO BELLINI



Quand Bellini arrive à Paris en août 1833 Rossini trône toujours à Paris mais il n’écrit plus lui-même ; la place de pape de la musique, ou du moins de la musique italienne est donc à prendre.

C’est une aubaine pour lui car il est ambitieux et patient. Il rêve de conquérir le monde et il va y parvenir parce que son style répond à une attente : le retour au genre simple. Son principal objectif est « d’enchanter les oreilles et d’émouvoir les cœurs » ; pour lui c’est le sentiment qui compte avant tout et la mélodie est là pour l’exprimer. Bellini c’est la beauté pure du chant.



Bellini à la conquête de Paris



Bellini arrive à Paris avec l’intention d’y passer trois semaines mais il ne quittera plus la capitale française.

Sa carrière passe avant tout et c’est à Paris qu’il faut être : les cachets du Théâtre Italien sont un peu plus élevés que ceux qu’il avait reçus jusqu’alors en Italie, ses frais de séjour sont couverts et les chanteurs de premier plan. De plus, sans doute grâce à l’intervention de Rossini, le Théâtre-italien décide de monter deux de ses opéras, Il Pirata en octobre et Les Capuletti ed i Montecchi en décembre de la même année salle Favart. Bellini s’installe tout près, boulevard des Italiens dans une tour de style chinois. Il y est bien à l’étroit mais ce n’est pas gênant parce qu’il ne compose rien. Il profite de la capitale et des plaisirs qu’elle offre.

Comme il parle mal français il fréquente surtout ses compatriotes (il y a beaucoup d’exilés italiens à Paris à cause de l'emprise autrichienne sur la Lombardie-Vénétie). Il est accueilli à bras ouverts dans le salon de la princesse Cristina Di Belgioioso, au milieu de Victor Hugo, Alfred de Musset, George Sand, Alexandre Dumas, Heinrich Heine, Chopin, Liszt... Il a 33 ans et il produit une vive impression par son physique et son caractère... complètement romantiques : le musicien Ferdinand von Hiller écrit d'emblée : "Son visage était comme ses mélodies, gracieux, sympathique, fascinant. Un corps parfaitement proportionné, une tête dont le front haut pouvait appartenir au plus sévère penseur, tandis que ses fines boucles blondes, son regard clair et fidèle, son nez effilé, ses lèvres pleines, capables de toute expression, lui donnaient un aspect qu'on n'aurait pas désiré plus charmant pour une créature aimée."

Il devient la coqueluche des salons. Issu d’un famille pauvre, il met un point d’honneur à fréquenter dans chaque ville où il se trouve la meilleure société : ministres, diplomates, écrivains et artistes.



I Puritani



Bellini a besoin d’un sentiment d’urgence pour produire mais il ne reçoit la commande ferme d’un nouvel opéra qu’en janvier 1834. Une lettre du 11 avril de la même année nous apprend que le sujet est choisi : il s’agit d’une pièce contemporaine de J. A. François Ancelot et J. X. Boniface de Saintine, Têtes rondes et Cavaliers. La source de la pièce serait le roman de Walter Scott Old Mortality, particulièrement célèbre en Italie sous le titre de « I Puritani di Scozia », raison pour laquelle Bellini le choisit. Fâché avec son librettiste attitré, Romani, c’est dans le salon de la "principessa" Di Belgioioso qu’il rencontre celui qui va en écrire le livret :un noble patriote et poète italien, le comte Pepoli.


Leur collaboration est houleuse car Pepoli ne connaît rien au théâtre et Bellini qui attache une importance extrême au texte est très exigeant : il veut à tout prix réaliser un chef d’œuvre et harcèle le poète. Je rappelle la conception bellinienne du chant qui est l'adhésion de la parole à la musique, et de la musique au sentiment : Bellini veut faire pleurer par le chant et le texte doit favoriser cet impact sur le public.


Malgré un livret médiocre la création du 24 janvier 1835 dépasse toutes les attentes de Bellini, qui se trouve propulsé au sommet de l'un des plus grands bonheurs de sa vie. Un quatuor d'exception servait la musique : Giulia Grisi, Giovanni Battista Rubini, le baryton Antonio Tamburini et la basse Luigi Lablache, tous célèbres et adulés de tous les publics. L’enthousiasme du public atteint un paroxysme : d’après Bellini lui-même « Tous les Français étaient devenus fous, on fit un tel bruit, on poussa de tels cris, qu'eux-mêmes étaient stupéfaits d'être tellement transportés […] ce fut une chose inouïe et dont Paris, depuis samedi soir, parle avec stupeur ».

Giulia Grisi et Luigi

Lablache dans I Puritani

Lors de la première






La gloire



Le 31 janvier, le roi Louis-Philippe signe le décret nommant Vincenzo Bellini Chevalier de la Légion d'Honneur, et le soir du 3 février c'est rien moins que Gioachino Rossini qui lui remettra, sur scène, la prestigieuse décoration. Rossini reconnaît d'ailleurs dans une lettre destinée à un ami commun : "Chanteurs et compositeur furent deux fois appelés sur la scène, et je dois dire qu'à Paris ces démonstrations sont rares et que seul le mérite les obtient. [...]. Le compliment était d'autant plus valable que Rossini écrivait par ailleurs à Florimo : "Bellini ne parvint pas à connaître tous les secrets de la science musicale ; il lui restait encore beaucoup à apprendre ; pourtant, ce qu'il ne possédait pas, avec l'intelligence dont la nature l'avait doté, avec l'application assidue et avec sa détermination à sortir de la foule des compositeurs, il l'aurait acquis dans l'espace de deux ou trois ans. Ce qu'il possédait, en revanche, les autres maestri ne l'auraient jamais acquis si Dieu ne le leur avait pas concédé..." Et Rossini de conclure sentencieusement : 

"Bellini si nasce, non si diviene."
[On naît Bellini, on ne le devient pas.]

Verdi, écrivant au bon Florimo, s'exprimera d'ailleurs dans les mêmes termes. Il ne manque plus que l'avis du plus noble coeur parmi les compositeurs : Gaetano Donizetti, témoin direct puisqu'il devait donner également un opéra dans la même saison. C'est en français qu'il écrit à Felice Romani : "Le succès de Bellini a été très grand malgré un libretto médiocre ; il se maintient toujours, bien que nous soyons à la cinquième représentation, et il en sera ainsi jusqu'à la fin de la saison. Je t'en parle parce que je sais que vous avez fait la paix. Aujourd'hui, je commence les répétitions de mon côté, et j'espère pouvoir donner, la fin du mois, la première représentation. Je ne mérite point le succès des Puritains mais je désire ne point déplaire".

Bellini décide de rester à Paris pour affirmer encore sa position. Comme il l’explique non sans orgueil à Florimo: "La Cour tout entière me veut beaucoup de bien. Les Ministres et les maisons les plus considérées à Paris m'aiment. Généralement je suis bien vu partout...".

La saison du Théâtre-Italien s'achevait et l'opéra de Donizetti Marino Faliero n'avait été donné que cinq fois. Ce beau succès n'ayant pas égalé celui des Puritani, Bellini se proclamait "le premier après Rossini".


Mais s’il est comblé d’honneurs et de relations mondaines, il n’est pourtant pas comblé de bonheurs : il vit dans un grand désert d’affections. Dans son désir d’ascension sociale, il recherche une jeune fille à la fois « jeune, riche et soumise » avec si possible des gens riches et importants parmi ses proches. Il se voit volontiers grand bourgeois, sinon aristocrate par alliance.

Malgré son apparence séduisante, « l’ange de Catane » est quelqu’un de très méfiant et de jaloux qui n’a que peu d’amis. Cela explique peut-être l’importance insolite que va prendre un mystérieux ami anglais, Mr Levy dans sa vie. C’est sans doute un financier car il est riche et c’est chez lui à Puteaux que Bellini va écrire les Puritains en 1834 et qu’il mourra en 1835.



La tristissima fine di Vincenzo Bellini



Il y a une réelle aura de mystère qui entoure la tristissima fin de la vie de Vincenzo Bellini et qui provient en majeure part du fait que les amis de Bellini à Puteaux interdirent les visites et quittèrent eux-mêmes précipitamment la villa, laissant agoniser le maestro sous la seule garde du jardinier. A tel point que Rossini réclamera une autopsie qui révélera tout de même qu’il n'a pas été empoisonné mais qu’il a « succombé à une inflammation aiguë du gros intestin, compliquée d'abcès au foie ».

Toute l’Europe romantique est en deuil et le 2 octobre 1835, c’est un cortège sans fin qui se rend sous une pluie battante au cimetière du Père-Lachaise. Dans ses mémoires, le compositeur Giovanni Pacini, né à Catane comme Bellini, se lamente de savoir son illustre collègue en terre étrangère, mais il faudra attendre 1876 pour que Bellini retourne in Patria, sous les voûtes de la cathédrale baroque de Catane. 























DONIZETTI



Lorsque Vincenzo Bellini disparaît, Gaetano est sur le point d'assister à la création de rien moins que son chef-d'oeuvre : Lucia di Lammermoor. Il dirige au Conservatoire de Milan l'exécution d'une messe de Peter von Winter, heureux de "démontrer au public de Milan de quelle force était l'amitié qui me liait à Bellini", écrit-il. Lorsque le célèbre éditeur Giovanni Ricordi lui propose d'écrire une cantate intitulée Lamento per la morte di Bellini qui sera interprétée par Maria Malibran, le bon Gaetano aussi prolixe que sollicité répond pourtant, spontanément : "Je serai très heureux de pouvoir donner à Milan le dernier témoignage de mon amitié à l'ombre du pauvre Bellini, avec lequel, par quatre fois je me trouvai en train de composer , et à chaque fois notre relation devenait plus étroite. [...] Bien heureux de faire cela, je suis dans l'attente des beaux vers de l'Illustre Maffei, qui aura une double raison de pleurer, c'est-à-dire la mort d'un ami, et l'union de ses vers à ma musique. - Moi, j'ai beaucoup à faire, mais un témoignage d'amitié à mon Bellini passe avant tout." Il composera même une symphonie sur des motifs d'opéras de Bellini et la fort belle Messa di Requiem in morte di Bellini.

Face au triomphe des Puritains il espère modestement ne pas déplaire, sans savoir qu’il est en passe de devenir bientôt le compositeur le plus joué dans le monde ! Son style regarde d’ailleurs manifestement vers le futur de l'opéra italien car avec lui le pur bel canto se transforme peu à peu en drame romantique, annonçant Verdi.



L’envol du hibou



Gaetano Donizetti est né le 29 novembre 1797 à Bergame. C’est le 5e d’une famille de six enfants, très modeste, presque pauvre. Tous logent dans sous-sol sombre et humide : « Je naquis dans un sous-sol ; on descendait par un escalier dans une cave où il n'y avait aucune trace de lumière. Et, comme un hibou, je pris mon vol, découragé par mon pauvre père qui me répétait toujours : il est impossible que tu écrives, que tu ailles à Naples, que tu ailles à Vienne » . Ce souvenir restera extrêmement douloureux pour Donizetti, au point que lorsqu’il reviendra plus tard à Bergame avec sa femme, il refusera de montrer à cette dernière le lieu de son enfance. Il reçoit tout de même une bonne éducation musicale grâce à Giovanni Simone Mayr (qui comme son nom ne l’indique pas est en fait bavarois) :il étudie entre autre Mozart, Haydn et Beethoven, mal connus en Italie à l’époque, ce qui lui donnera un style d’orchestration original, différent de celui des autres compositeurs italiens. Il se perfectionne ensuite à Bologne auprès du professeur de Rossini, le padre Stanislao Mattei. Il va rester en poste 16 ans à Naples où il compose beaucoup pour trouver son style. Les napolitains le surnommeront même Dozzinetti (de dozzina=douzaine). Il gardera toute sa vie cette capacité créatrice et cette force de travail phénoménale mais la gloire n’arrivera qu’avec son 36e opéra,  Anna Bolena.

Sa Lucrezia Borgia est créée à Paris trois ans plus tard au théâtre de la Porte Saint-Martin.

En 1834 Rossini qui l’invite à Paris et lui demande un opéra. Ce sera Marino Faliero en 1835 dont le succès sera un peu étouffé par le triomphe des Puritains de Bellini. Il profite de ce séjour pour se familiariser avec le style du « grand opéra à la française » donné à l’Académie royale de musique, ce qui lui servira quand celle-ci lui passera commande quatre ans plus tard.



Lucia di Lammermmoor :enfin la gloire !

Avant de retourner à Naples Louis-Philippe le fait chevalier de la légion d’honneur. C’est là qu’il va écrire sa célébrissime Lucia di Lammermoor, opéra qui va triompher et faire le tour du monde. Cet ouvrage sera joué jusqu’à la Havane ou Santiago du Chili du vivant de l’auteur. Il est donné en 1837 aux Italiens et Donizetti va en écrire une version française destinée au Théâtre de la Renaissance (1839). Ce n’est pas une simple traduction mais une véritable adaptation au goût français. Avec ce triomphe il s’impose comme le premier compositeur italien : Bellini vient de mourir à Puteaux, Rossini a cessé d’écrire et Verdi ne fait encore qu’apprendre la composition. Il règne sans rival.

Il retourne en Italie et reviens à Paris en octobre 1838. Il fait représenter des opéras qui connaissent un grand succès, surtout l’Elisir d’Amor qui triomphe à l’Odéon. Mais il va aussi écrire des ouvrages tout spécialement destinés à Paris dont La Fille du Régiment, créée à l’Opéra Comique en 1840.






Donizetti règne sur les théâtres parisiens



« Dozzettino » n’a jamais autant travaillé qu’en ces années 1839-1840, sans doute pour oublier son chagrin :en deux ans seulement il a perdu son père, sa mère, sa femme et ses deux enfants. En un an il écrit pour quatre théâtres à la fois : l’Opéra, le Théâtre de la Renaissance, l’Opéra Comique et le Théâtre Italien. Pour Berlioz c’est une véritable guerre d’invasion : « On ne peut plus dire : les théâtres lyriques de Paris mais seulement : les théâtres lyriques de Donizetti ».

Il connaît également le succès à l’Opéra en 1840 avec Les Martyrs. Après un bref retour en Italie il est rappelé par le directeur de l’Opéra pour composer un nouvel ouvrage.

Caricature de

« Dozzettino » au travail



La consécration à Vienne et la maladie



Tout en travaillant pour la France et l’Italie, c’est vers Vienne qu’il se tourne en 1842. Il va y triompher avec Linda de Chamounix et sera nommé au poste envié de maître de la chapelle impériale et compositeur de la cour, succédant ainsi à Mozart : pour lui c’est une consécration. Il est au faîte de sa carrière mais il ne lui reste hélas que six ans à vivre : il va être désormais en proie aux attaques de plus en plus nettes de la terrible maladie qui finira par l’emporter : la syphilis.


Ses amis le retrouvent prématurément vieilli en quelques mois mais il travaille quand même encore beaucoup. Il compose Don Pasquale pour le Théâtre-Italien, qu’il le termine selon la légende en huit jours à peine. Ce sera un triomphe mais la maladie gagne inexorablement du terrain, il a des maux de tête, des étourdissements et il devient irritable. En février 1846 il est interné dans une clinique psychiatrique à Ivry. De moins en moins conscient il est gagné par la paralysie. Ses amis parviennent à le faire retourner en Italie le 6 octobre 1847, où il mourra six mois plus tard.








La Donizetti « Renaissance »



Pendant une bonne décennie, à partir le la création de son opéra le plus célèbre, Lucia di Lammermoor, à la fin d’une carrière écourtée par la maladie, il a été le compositeur italien le plus joué de son temps. Pourtant, ses œuvres vont peu à peu être oubliées ou dénaturées : les suffrages du public iront désormais à Verdi.

Pendant près d’un siècle, seuls 5 opéras vont survivre au répertoire, jusqu’en 1957, quand la Scala va remonter Anna Bolena pour Maria Callas : c’est elle qui va montrer le chemin de ce que l’on a appelé la « Donizetti Renaissance ». Peu à peu tout un répertoire oublié est en train de réapparaître.

Maria Callas et Giulietta

Simionato dans Anna Bolena

en 1957 à La Scala